[quote]Mais si le spectateur reste fermé, insensible, hermétique à tout ce qui dépasse le fait de "voir un film",c’est à dire hermétique aux questions que ce film soulève, fermé à toute proposition autre que "histoire, images, bagarres",il n’y aura pas de message philosophique.[/quote]
Justement !
On avance ici dans la problématique. Si l'on va au cinéma par pur besoin de divertissement, ce qui est ô combien légitime, on ne va voir en général les films que je qualifie "d'oeuvres philosophiques", ou sinon, on s'y ennuie royalement !
Quels sont les reproches faits par certains à "2001" ? "C'est long, on comprend rien, il ne se passe rien, mais c'est quoi ce truc ?", etc...
Le cinéaste, quand il fait oeuvre, n'a pas à se restreindre dans son choix artistico-philosophique, parce qu'il sait très bien qu'une majorité du public, comme tu le dis, restera hermétique !
En son temps, et encore aujourd'hui, "Ainsi Parlait Zarathoustra" provoquait une polémique car on ne savait s'il fallait le classer comme poème ou comme traité, alors qu'il est les deux, alors que l'un filtre par l'autre.
Il en va de même avec "2001". Kubrick sait que son oeuvre sera hermétique au plus grand nombre. Quand le film est sorti, un fascicule était distribué avant séance pour que les gens aient des explications !
Le film commence par une longue image noire pour obliger le public à se concentrer (ce qui n'est pas toujours respecté par la T.V.).
Cette conscience de l'hermétisme ne signifie pas que Kubrick méprise son public, au contraire. Il le force à entrer dans une expérience visuelle nouvelle, lui offre cette totalité de l'oeuvre en soi. il n' y a pas de message philosophique en dehors du traité artistique. La pensée sourde des images, pour reprendre l'expression que j'ai déjà utilisé.
Ceci est très différent des films qui ont plusieurs niveaux de compréhension, dont un est philosophique. L'exemple parfait est "La Ligne rouge" de T. Mallick, film de guerre métaphysique, rousseauiste, etc, etc... (ce film est un abîme de beauté et de reflexion).
Donc ceci est très différent d'un discours philosophique tel qu'on peut le trouver dans "Matrix", qui gère un autre style de mise en scène.
Pour résumer ce que je veux dire, je crois que ces deux phrases peuvent simplifier le tout:
- Il y a des films qui ont un discours philosophique
- Il y a des films qui sont le discours philosophique.
Comme j'ai essayé de le montrer, dans les films qui ont un discours philosophique, le support participe du discours.
Cela m'amène au texte de Moravia, auquel je vais essayer, très humblement, d'apporter des "contradictions" sur un ou deux points.
[quote]L’idée de la décadence du livre et de la parole imprimée s’est en grande partie formée à la suite du succès de l’image et des moyens de communication qui se servent de l’image : cinéma, télévision, publicité, bandes dessinées, systèmes de signalisation, etc.
[/quote]
Le problème tient ici à la définition du statut de l'image. Il n'y aurait qu'Un rapport à l'image, au visible, qui permet d'amalgamer cinéma, télévision, publicité, B.D., signalisation. Ce dernier terme est d'ailleurs important, car l'enjeu de la discussion porte sur la perception du Signe.
Or, cette définition unilatérale est réfutable à un certain niveau. en effet, il n'y a pas Une image, mais Des images. En voulant la réduire à la notion de signe visible, on en oublie qu'elle se définit aussi par sa finalité.
Le problème consistedans le fait de les réunir sous le vocable "moyens de communication".
Or, le cinéma et la b.d. sont des arts. Ils représentent, ils transmettent, mais ils ne communiquent pas !
Si l'on veut communiquer, on prend son téléphone. Ce en quoi il faut rappeler que la télévision, elle, communique, et est plus proche du téléphone que du cinéma: la T.V. n'est en aucun cas un Art ( même si dans le flux visuel transmis, certains programmes se spécifient comme oeuvre d'art télévisuelles, comme les séries. Mais un film passant à la télé n'est pas un film de cinéma, mais une reproduction d'un film de cinéma, comme un journal reproduirait un tableau ).
La publicité n'a pas une finalité esthétique, comme le cinéma ou la b.d.: elle a une finalité commerciale, procédant à une instrumentalisation de l'esthétique visuelle au profit du mercantilisme et de la consommation.
Un film n'a rien à vendre. Il propose une esthétique, une émotion, un discours, une reflexion, etc... Et le fait de payer à l'entrée d'une salle n'a rien à voir avec la définition de l'objet film ( cette problématique soulève la problématique de la spécificité des produits culturels ).
[quote] En permettant au spectateur de l’enregistrer passivement, sans le moindre effort d’interprétation, l’image finit par devenir elle-même victime de cette passivité. Tout bonnement, les spectateurs du cinéma et de la télévision ne voient pas ce que l’écran déroule sous leurs yeux. Ou alors, s’ils le voient, ils ne le comprennent point. La passivité a atrophié leur attention, les a rendus distraits jusqu’à la cécité. Ils "voient" assurément le signal routier qui indique une école ou le cow-boy à cheval qui décharge son pistolet : mais désormais, plutôt que de voir, ils ne font qu’obéir à un réflexe conditionné, toujours le même, qui ne consent plus la moindre réflexion, donc la moindre communication.[/quote]
Du coup on peut répondre à cette "charge". La "passivité" et le "reflexe conditionné " dénoncés constituent précisément des éléments qu'emploit l'art cinématographique.
La passivité est d'ailleurs un mot sujet à caution. Oui, le spectateur est passif dans la mesure où il n'intervient pas dans la marche du film, et ne peut le modifier. Encore heureux !
Le film s'impose au spectateur: il ne lui laisse qu'une marge de choix très réduite, et cette même marge est d'ailleurs imposée si telle est l'intention du cinéaste ( par exemple une fin ouverte ). L'idée d'un spectateur interactif signifie la fin du l'art cinématographique. Imaginez qu'il lui déplaise qu'à la fin les héros de "Casablanca" ( de M. Curtiz ) décident de se séparer, et qu'un quelconque logiciel virtuel lui permette de changer la fin chez lui. Le film devient: ils se marièrent et etc... Quel intéret ? Le discours du cinéaste est anéanti ! Sa vision du mode lui échappe et son statut d'artiste avec. L'intéret d'un film est bien d'imposer un choix au spectateur auquel celui-ci répondra par sa réflexion propre.
C'est à ce niveau que le spectateur devient actif: actif il l'est après le film où il le savoure encore dans sa mémoire et dans son coeur, dans ses interrogations et ses émotions. Actif, le télespectateur l'est après la diffusion d'un épisode de sa série préférée (je crois qu'un site nommé LVEI illustre cette idée :wink: ). Actif, le spectateur l'est pendant le film dans la mesure où il se projette dans les personnages par le procédé bien connu de l'identification. Le fait que le film soit réussi ou pas à ce niveau n'entre pas dans la discussion ( le mauvais cinéaste ne définit pas le cinéma ).
Quant au réflexe conditionné, il fait parti de la base même de la perception d'un film. N'oublions pas que le langage cinématographique est en grande partie un langage de la manipulation de l'émotion et de l'intellect ( je dis "en grande partie" car des courants comme le néo-réalisme ou certains films basés sur la distanciation s'en défendent ). Cette manipulation est consubstancielle à la notion de conflit des plans tel que l'on définit les fondateurs Griffith et Eisenstein, entre autres, et que hitchcock a poussé à son paroxysme.
Il y a là donc un propos à relativiser: le spectateur peut très bien désobéir au réflexe conditionné ( décrocher du film ) d'une part. D'autre part la manipulation du spectateur au cinéma crée en lui la reflexion. Il est réactif au langage cinématographique, et sa sensibilité répond affirmativement ou négativement à l'esthétique et au discours imposé par le film.
[quote]Et c’est ainsi que, entre l’image suggérée par le livre et l’image qui apparaît sur les écrans, il n’y a pas de différence substantielle. Une seule plutôt, mais considérable : l’image de l’écran n’accorde aucune liberté à l’imagination[/quote]
Sauf que le film crée un imaginaire différent de celui de l'écrit. C'est l'éternel débat...En tant que récit, un film peut se fonder sur le non-dit et le non-montré. En tant que langage visuelle, un plan, une scène, des renvois, constituent des strates d'interprétation ou plutôt de compréhension qui laissent précisément travailler l'imaginaire. Comme le dit Mad, le hors-champs est devenu un élément de langage basé sur l'imaginaire, et qui ne se contente pas de gérer la peur de l'inmontrable, le monstre, etc... Son utilisation définit souvent le rapport au monde et à son art que le cinéaste entretient à travers ses films. Un film est-il entièrement dans l'intériorité de l'image et du cadre, comme chez hitchcock, ou se place-t-il comme un élément dans le réel, le cadre étant alors comme une ouverture sur le monde ?
[quote]En revanche, le livre de poche répand, et en vrac, les germes de la culture de tous les temps et de tous les lieux dans un terrain complètement vierge. En quelques années, une humanité tout juste alphabétisée a été submergée, et sans préparation, par la culture de trente siècles.
[/quote]
Ce à quoi j'opposerai une autre citation, de Victor Hugo:
"Or, beaucoup d'écrivants, peu de lisants, tel était le monde jusqu'à ce jour. Ceci va changer. L'enseignement obligatoire, c'est pour la lumière une recrue d'âmes. Désormais tous les progrès se feront dans l'humanité par le grossissement de la légion lettrée. [...] Le livre est l'outil de cette transformation. Une alimentation de lumière, voilà ce qu'il faut à l'humanité. La lecture, c'est la nourriture. [...] L'humanité lisant, c'est l'humanité sachant".
On pourra rétorquer que Hugo place cette foi en la lecture dans le cadre de l'enseignement gratuit et obligatoire. Mais ce qu'il écrit convient tout à fait à la démocratisation du livre par l'invention du livre de poche qui a rendu (pécunièrement, et ce n'est pas le moindre des points ) accessibles à tous la littérature. Cette universalisation est-elle utile ? Il me parait évident que oui. Mais on ne peut juger de ce que la lecture apportera à chacun des membres de la "masse", d'autant plus que ce "chacun" doit être vu au travers du prisme de sa situation sociale, de son vécu, etc...
A part ces objections, je trouve ce texte de Moravia magnifique. Le final est sans appel.
J'attends ta (vos) réaction !
Tout cela nous éloigne un tantinet de "Matrix", à se demander si on est bien dans le bon topic :wink: ! Concernant la confrontation "Existenz" / "Matrix" (confrontation pacifique), je serais très curieux d'avoir un avis sur cette notion fondamentale de support dans le sens des oeuvres.
[quote]Citation:
Et c'est quand Neo voit le réel sous sa forme de suites binaires qu'il devient medium. Medium: autre mot clé de la représentation. Neo ne prévoit pas l'avenir.
Et ça, c’est spoiler pour moi...
[/quote]
Euh, désolé...
Mais cela nous renvoie à notre réflexion sur le medium concernant ces deux films.
Au sens visuel, j'entends...